L’asbl est-elle une entreprise comme les autres ?
Une analyse de Damien Delaunois parue dans Bruxelles en Mouvement, n°312 : « Déléguer, sous-traiter, privatiser », juin 2021, et sur le site d’Inter-Environnement Bruxelles.
En vigueur depuis 2019, le Code des sociétés et des associations (CSA) est porteur de nombreuses menaces pour les asbl. En supprimant l’interdiction pour celles-ci de mener des activités lucratives (sans toutefois que leurs membres puissent en bénéficier), il inaugure une scission du non-marchand entre un secteur associatif non commercial et un secteur associatif commercial.
Alors que les asbl s’apprêtaient à fêter leur 100e anniversaire en 2021, l’entrée en vigueur du CSA aura malheureusement eu raison des préparatifs. Et pour cause : le texte élaboré par le précédent gouvernement fédéral, en intégrant les associations au texte qui régit les sociétés commerciales, rompt avec la logique inaugurée en 1921 par la loi sur les associations sans but lucratif.
La loi de 1921 constitua une étape importante dans la reconnaissance du fait associatif et de sa spécificité, les organisations concernées par la législation étant soumise à l’interdiction de mener des « opérations industrielles ou commerciales ». À la faveur, notamment, de l’affirmation du mouvement ouvrier, elle rendit effective une liberté d’association inscrite dans la Constitution (1931) qui s’était pourtant accommodée de la répression des organisations de travailleurs(1) . « À partir de cette reconnaissance, les associations […] furent progressivement intégrées au fonctionnement de l’État, particulièrement en Belgique où des missions publiques […] ont été confiées à des associations sans but lucratif » (2) .
L’« attractivité », toujours et encore
Celles-ci sont depuis 2019 partie intégrante d’un Code qui les assimile aux entreprises et leur permet de mener des activités lucratives ; seule la destination du lucre les différencie des autres formes de sociétés. S’il a également été élaboré au nom d’un « nettoyage » administratif du secteur associatif, le CSA vise surtout à rendre le droit belge plus « attractif ». Koen Geens, l’ancien avocat d’affaires ayant piloté la réforme en tant que ministre de la Justice, l’a exprimé de la sorte : « Par le biais de la nouvelle législation sur les sociétés, j’entends stimuler l’entrepreneuriat et faire en sorte qu’un maximum d’entreprises ‘naissent’ en Belgique. C’est bon pour l’emploi et l’économie de notre pays. Demeurer un pays d’investissement attractif est une nécessité absolue. » Concrètement, cette visée d’« attractivité » se traduit par la simplification (réduire le nombre de types d’entreprises, de 15 à 4), la flexibilité (faciliter le passage d’une catégorie de société à une autre) et la mobilité (modifier le siège social plus facilement). Saluant la réforme, le patronat y voit un « big bang » et, dans une brochure de familiarisation co-écrite notamment avec le SPF Finances, il jubile : « désormais, tout le monde devient une entreprise ! » (3).
« Demeurer un pays d’investissement attractif est une nécessité absolue ».
Concurrence et hybridation des financements (4)
Devenir une entreprise, pour une association, c’est précisément l’une des menaces majeures du CSA. Devenir une entreprise, c’est devoir se soumettre au droit de la concurrence : qu’il s’agisse d’une école de devoirs, d’un parcours d’alphabétisation ou de la formation continue des travailleurs sociaux, les associations pourraient devoir rivaliser prochainement avec des entreprises commerciales. En d’autres termes, la réforme portée par le précédent gouvernement fédéral constitue une libéralisation du secteur associatif. L’autre danger renvoie aux conséquences potentielles de la possibilité pour une asbl de mener des activités lucratives qui, on l’a dit, rompt avec l’esprit de la loi de 1921. Dans quelle mesure cette possibilité pourrait-elle justifier une baisse du subventionnement ? Celui sera-til conditionné, un jour, à l’existence de rentrées propres ? D’où la crainte, exprimée en ces termes par le Collectif 21, que « la suppression de la frontière entre asbl et entreprise prépare le terrain à une injonction toujours plus forte sur les asbl à la rentabilité et à la performance ‘parce qu’elles sont des entreprises comme les autres’. » (5). Et ce d’autant plus que le terrain a déjà été préparé par plusieurs décennies de « rigueur » budgétaire – dont les défenseurs pourraient réclamer le renforcement à la faveur de la crise post-covid.
Complexité et inflation administrative
Alors qu’avant 2019 les dispositions applicables aux asbl étaient coulées dans une loi spécifique, elles sont désormais enchâssées dans un texte de 900 pages qui induit de nouvelles exigences administratives. Ainsi en va-t-il de l’élaboration d’un registre reprenant tous les « bénéficiaires effectifs » d’une association (6) et de la mise à jour du traitement des données qu’exige le RGPD (7), toutes deux émanant de législations européennes. Ce sont également des exigences renforcées en matière de comptabilité que prévoit le CSA, notamment par rapport à la tenue des comptes et leur contrôle. Or, des pans entiers du secteur associatif sont composés de petites organisations qui, souvent, ne disposent pas d’un personnel spécifiquement affecté aux tâches administratives. Ne sont-elles pas susceptibles de délaisser leurs missions premières afin de répondre à cette nouvelle salve d’exigences ? Ce que le CSA met en jeu, c’est ainsi la proximité même de certaines asbl avec leurs « terrains » respectifs et, en dernière instance, le sens que les travailleurs associatifs confèrent à leur profession.
Ce que le CSA met en jeu, c’est ainsi la proximité même de certaines asbl avec leurs « terrains » respectifs.
Le CSA : un éclair dans un ciel serein ?
Aussi gros de dangers soit-il pour les asbl, le CSA s’inscrit néanmoins dans une tendance qui n’est pas neuve. Dans le sillage de l’« offensive néolibérale » qui se déploie à la faveur de l’érosion du du compromis fordiste (8), « une bonne part des associations se sont retrouvées dans un rôle de sous-traitance, mises en concurrence pour répondre à des appels à projet, soumises à des exigences et des contrôles managériaux » (9). Autant d’évolutions cristallisées dans un Code qui, en supprimant la frontière entre associations et entreprises, érodera vraisemblablement la faculté des premières à relayer « la parole de ceux qui sont exclus » et à proposer « des réponses et des manières de faire » (10). Des « réponses », le secteur non-marchand en apporte depuis le début de la crise sanitaire. Aide alimentaire, appui médical, soutien aux publics abandonnés à la numérisation des procédures : en palliant à nouveau aux défaillances de l’État, les asbl n’ont-elles pas fait la énième démonstration de leur « attractivité » ?
Pour aller plus loin
Le Collectif21, dont fait partie IEB, « regroupe des associations et des fédérations d’associations (sans prétention à l’exhaustivité ni à la représentativité) soucieuses de réfléchir, sensibiliser et mobiliser autour de la spécificité, de la légitimité et de la nécessité du fait associatif à la veille du centenaire de la loi sur les asbl (27 juin 1921) et au lendemain de leur enterrement dans le Code des Sociétés et des Associations (23 mars 2019). ».
« La suppression de la frontière entre asbl et entreprise prépare le terrain à une injonction toujours plus forte sur les asbl à la rentabilité et à la performance ».
Déléguer, sous-traiter, privatiser.
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[1] Les syndicats furent légalisés en 1884 et le droit de grève fut décriminalisé en 1921, la même années que l’entrée en vigueur de la loi sur les asbl.
[2] 2. M. BIETLOT, Société versus dissociété (1/3). Les grandes formations communes de l’histoire, analyse n°9/2020, smart.be.
[3] L’Institut professionnel des experts-comptables et fiscalistes estime quant à lui que certaines dispositions du CSA font de la Belgique un « nouveau Delaware », un État prisé des multinationales pour sa fiscalité quasiment nulle. Aussi excessive soit-elle, la comparaison souligne cependant la congruence entre les motivations du gouvernement fédéral et les « attentes » du secteur privé.
[4] Les deux prochaines sections s’inspirent largement d’une formation organisée par la FéBUL (Fédération Bruxelloise Unie pour le Logement) et dispensée par Mathieu Bietlot (l’un des fondateurs du Collectif 21), le 29 avril dernier.
[5] M. LEGRAND, « Collectif 21 : quel devenir associatif ? », Alter Échos, no489, décembre 2020.
[6] Le registre UBO (Ultimate Beneficial Owners), visant à lutter contre le blanchiment.
[7] Règlement général sur la protection des données.
[8] Le compromis fordiste renvoie aux arrangements institutionnels qui ont prévalu de la fin de la deuxième guerre mondiale au début des années 1980. Ces arrangements se fondaient sur un compromis entre le capital et le travail, où le premier consent à rétrocéder une partie de la valeur ajoutée (hausses de salaires, services publics) en échange de la reconnaissance, par le second, de sa souveraineté sur la production. Ce compromis a volé en éclats à la faveur de crise économique des années 1970, ouvrant la voie à l’affirmation progressive des doctrines dites néolibérales qui s’étaient cristallisées à partir des années 1930. Sur l’histoire intellectuelle de ces doctrines, lire G. CHAMAYOU, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La fabrique, 2018.
[9] M. BIETLOT, Société versus dissociété (1/3). Les grandes formations communes de l’histoire, op. cit.
[10] Manon Legrand, « Collectif 21 : quel devenir associatif ? », op. cit.