Gestion de crise et crise de la gestion
Article publié par les Actrices et acteurs des temps présents sur leur site le 19 mars 2021.
Cela fait une année qu’après avoir laissé se terminer Batibouw, le gouvernement belge a pris la mesure de la pandémie de Covid-19 et pris des mesures hors du commun pour la gérer. La crise à laquelle nous étions confronté.e.s et non préparé.e.s nécessitait une intervention d’exception. Force est de constater qu’aujourd’hui, le bilan de cette gestion soulève nombre d’insatisfactions et de questions.
Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur le bilan catastrophique de cette année de gestion de crise, sur les mensonges, sur les incohérences, sur les deux poids deux mesures, sur les dispositions inégalitaires, sur la focalisation sur un seul virus au détriment d’autres pathologies et souffrances, sur les coûts sociaux et psychologiques… Si ce n’est pour souligner à quel point cette politique a révélé à qui elle obéissait, étymologiquement à qui elle tendait l’oreille.
La gravité et l’urgence de la crise aura permis de faire passer bien des pilules liberticides, antisociales, antidémocratiques et budgétaires. C’est un air bien connu : face au péril, il faut se serrer les coudes et la ceinture. Pourtant, l’effort du moment auquel tout le monde consentait se prolonge sans évaluation de ses résultats et sans plus questionner sa légitimité. Et tout se resserre et se rétrécit l’air de rien…
Le concept de crise est-il alors vraiment pertinent pour nommer ce à quoi nous faisons face ? Une crise désigne normalement – le premier usage du mot en latin et en français apparaît dans le domaine médical – une manifestation soudaine, violente et temporaire qui nécessite un remède crucial. Dans sa connotation naturaliste et médicale, la crise est quelque chose que l’on subit. Mais en grec, « crise » signifie d’abord distinguer, trier, décider ; le terme « critique » en est d’ailleurs dérivé. Même le sens médical renvoie au moment décisif d’une maladie. Si la crise est un moment critique, il importe d’en faire également le moment de la critique. Un moment où il faut décider, faire des choix. En chinois, « crise » résulte du couplage de deux idéogrammes, l’un signifiant « danger », l’autre « opportunité ». Force est de constater que si nous sommes abreuvé.e.s depuis un an de discours qui renvoient au « danger », ceux qui appellent à se saisir de l’opportunité de la situation exceptionnelle pour tenter d’imaginer un monde différent – respectueux du vivant, égalitaire et à l’écoute de ses citoyens – peinent à se faire entendre.
Pour faire face à cette pandémie et à l’incapacité de nos sociétés à s’en protéger ou la soigner, il y avait en effet des mesures de choc à prendre, des leçons à tirer de ce qui nous a conduits là et des changements de caps à opérer. Nous en sommes toujours loin.
Tenons-nous en aux préoccupations principales des gouvernements : éviter la saturation des hôpitaux et vacciner la population, c’est-à-dire faire face au danger. A l’heure où nous écrivons ces lignes, ces préoccupations restent le fil rouge de l’argumentaire développé.
Qu’a fait le gouvernement pour éviter la saturation des hôpitaux ? A-t-il réinjecté massivement ses deniers dans le financement des soins de santé qui, on le rappelle, ont fait l’objet d’un dé-financement chronique depuis vingt ans alors même que la population vieillissait ? A-t-il acheté des respirateurs, augmenté la capacité hospitalière1, renforcé les unités de soins intensifs, construit de nouveaux hôpitaux, revalorisé le salaire du personnel soignant ? Certes, un milliard d’euros ont été consentis, mais c’est l’équivalent de ce que les soins de santé ont perdu sous la législature précédente. Certes un fond « blouse blanche » a été créé (400 millions) mais est-il suffisant pour revaloriser les salaires, engager du personnel supplémentaire et améliorer la formation ? En réalité, l’enveloppe paraît bien maigre quand on la divise par les 261.601 blouses blanches (excepté les médecins) travaillant en Belgique en 20202.
Si la première vague de la pandémie a pris les gouvernements de court, qu’ont-ils mis en œuvre pour se préparer à la seconde dont l’arrivée s’avérait assez probable ? Et à la troisième ? L’argumentaire de la saturation des hôpitaux revient comme une litanie et rien ne semble entrepris de manière durable pour que celle-ci ne soit tout simplement plus à l’ordre du jour. Pourtant, ce n’est pas que le gouvernement n’ait pas consenti des dépenses et des pertes : la facture COVID s’élève déjà à 33,5 milliards d’euros en Belgique pour la seule année 20203. Et qui va la payer ?
L’enjeu des vaccins contre le Corona virus a été une autre occasion manquée de prendre des décisions à la mesure de la situation et de profiter de l’impasse actuelle pour changer de cap. Vu l’ampleur de la pandémie, étant donné que l’entièreté de la population terrestre était concernée et que l’ensemble des États étaient sommés de trouver au plus vite une solution, n’y avait-il pas lieu de décréter une mobilisation mondiale des chercheurs et des chercheuses des universités et des firmes pharmaceutiques, de les enjoindre à travailler de concert, à mettre leurs résultats en commun pour trouver au plus vite le vaccin le plus efficace et le plus sûr ? Le travail de recherche et de production aurait été financé publiquement et les vaccins auraient du coup appartenu aux pouvoirs publics qui les auraient ensuite distribués à la population.
Que nenni, on a une fois de plus misé sur la concurrence entre laboratoires pharmaceutiques qui ont ensuite pu vendre leurs vaccins et imposer leurs conditions. Pourtant toute cette histoire aura été massivement financée par les États. On estime ainsi à quelques 30 milliards de dollars l’argent investi dans la recherche dont deux tiers viennent de deniers publics. Ce sont ensuite plus de 95 milliards de dollars qu’a déjà touchés l’industrie pharmaceutique en vendant les doses de vaccins, dont la toute grande majorité sont payées par les différents États4. Sans mentionner le peu de transparence qui entoure les contrats signés et la différence de prix pratiquée dans ces contrats entre les pays, eux-mêmes soumis à une concurrence délétère de la part des acteurs privés.
Alors que les humains sont toujours privés de relations sociales, de cultures, de libertés politiques et, pour une bonne part, de travail, le business a donc très vite repris as usual.
L’apparition et la rapidité de la propagation planétaire de la Covid-19 augure d’autres dangers que redoutent depuis longtemps toutes celles et ceux qui mesurent la course éperdue de la globalisation capitaliste et le mur vers lequel fonce ce camion fou. Elle aurait pu, elle pourrait encore, constituer l’opportunité de tout arrêter et de prendre une autre direction. Les premières semaines de la crise, en mars et avril 2020, ont d’ailleurs montré qu’il était possible de suspendre le cours de l’économie, de s’émanciper de la contrainte budgétaire européenne mais aussi de déployer des solidarités citoyennes renouvelées et d’exprimer des aspirations à d’autres modes de vie. Nous étions nombreux à dire que nous ne voulions pas d’un retour à la normale (l’anormal). Normalité qui, précisément, nous avait conduits à cette crise. À laquelle non seulement nous sommes en train de revenir –quelques libertés en moins, quelques distances et individualismes en plus – mais qui risque de profiter de la gestion de la crise pour s’asseoir plus insidieusement dans nos habitudes.
Peut-on dès lors encore parler de crise ? Ne sommes-nous pas plutôt face à une normalisation gestionnaire et sécuritaire qui ne propose aucun traitement de choc à la pandémie et à ce qui l’a provoquée ? La question sanitaire pourrait-elle marcher dans les pas de l’économie à propos de laquelle le discours de crise s’est installé dans la durée depuis près de cinquante ans – crise économique, crise de l’emploi, crise du salariat, crise de la dette publique – et, au lieu de révéler ce qui défaille dans le système, justifie en réalité sa continuation, sa réaffirmation et son renforcement ? Pourtant, nous le savons tou.te.s, la répétition et le renforcement du même ne nous permettra pas de faire face aux prochaines crises sanitaires, climatiques, économiques, démographiques et sociales qui ne manqueront pas de se produire et de se reproduire.
Il ne faudrait pas croire que ceci n’est qu’une histoire belge. On observe les mêmes tendances dans l’ensemble des États soumis aux lobbys néolibéraux. Puisque la politique a choisi son camp, n’est-il pas temps d’organiser le nôtre ? De mettre en place des pratiques de protection et de solidarité, tournées vers l’avenir et la convivialité plutôt que de rester paralysé.es par la peur et de faire le jeu du profit. De faire pays dans un pays.
Des Actrices et Acteurs des Temps Présents
1 Le nombre de lits d’hôpitaux est passé, en Belgique, de 56 327 en 1990 à 52 565 en 2019, et en particulier des lits pour hospitalisations aiguës (dont font partie les soins intensifs) tombés de 46 172 à 34 962 au cours de la même période.
2 https://statbel.fgov.be/fr/themes/datalab/personnel-des-soins-de-sante
3 D’après Le Vif du 4 février 2021.
4 Chavagneux, Christian, « La guerre des vaccins en 5 graphiques », Alternatives Économiques, le 26 février 2021.