La pandémie a révélé un certain nombre de mensonges de l’État
Entretien avec Roland Gori* par Agathe L’hôte (La Marseillaise)

Quel regard portez-vous, en tant que psychanalyste, sur la situation actuelle ?
Roland Gori : Ça a été un mouvement d’effraction et de sidération après l’annonce d’une nouvelle incroyable qui venait bouleverser tous nos cadres de pensée individuels et sociaux. Par exemple, on a commencé par nous dire que les retraites, il fallait absolument les réformer parce qu’on allait se retrouver en déficit de quelques milliards, qu’il fallait une austérité indispensable au bon fonctionnement des services de l’État et autres… Et puis d’un coup, on parle en centaine de milliards. C’est-à-dire que l’on s’aperçoit que toutes les manières que l’on avait de se représenter le monde, l’espace, la vie, le rapport aux uns et aux autres ont été complètement bouleversées et ce, assez rapidement. Bien que l’on ait eu le temps d’avoir quelques informations qui nous préparaient à des mesures de santé publique, on nous racontait encore il n’y a pas très longtemps que la France pourrait faire face à l’épidémie, qu’il n’y avait pas lieu de s’affoler, que nous avions le matériel nécessaire etc. Or, tout ça s’est révélé assez mensonger puisque c’est contradictoire. D’ailleurs, des paroles contradictoires, on en a encore aujourd’hui puisqu’on nous dit en même temps qu’il faut absolument se confiner, éviter toutes les interactions sociales mais on nous invite à aller voter. On nous dit qu’il est extrêmement important de prendre des précautions en se lavant les mains régulièrement mais il n’y a plus de gel hydroalcoolique dans les pharmacies, pareil pour les gants et les anti-inflammatoires. Donc nous sommes quand même face à un chaos à la fois social et subjectif, consécutif à l’irruption d’une catastrophe sanitaire que nous n’étions pas disposés et prêts à accueillir. À ce niveau-là, il va de soi que la pandémie a quand même aussi révélé un certain nombre de mensonges de l’État, tout comme le fait que l’on nous ait énormément parlé de mondialisation et de globalisation mais en matière de lutte contre cette épidémie, ce sont des mesures nationales y compris au niveau de la fédération Européenne qui ont été prises bien que le traité de Maastricht prescrit qu’en termes de sécurité et de santé, les États nationaux restent et demeurent prévalents sur le droit européen. Si j’explique tout ceci, c’est parce qu’il faut bien comprendre que le confinement d’une certaine manière est un isolement qui nous est prescrit, non seulement parce qu’il est nécessaire pour des raisons médicales, sanitaires et hygiéniques mais aussi parce que nous n’avons pas pris précédemment, peut-être, les mesures qu’il fallait en faisant prévaloir toujours les intérêts économiques sur le souci de prise en charge des populations et des humains.
Justement, ces mensonges d’État pourraient-ils être à l’origine de certains comportements désobéissants ?
R.G. : Je ne crois pas, je suis en désaccord profond lorsque le Premier ministre se permet de dire qu’il prend des mesures de confinement parce que les citoyens ne sont pas suffisamment sages et prudents, ceci est pour moi une manière de leur faire porter la responsabilité d’une situation sanitaire dont il était averti par Agnès Buzyn en janvier et pour laquelle les mesures n’auraient été prises qu’en mars. Donc je trouve ça injuste, inapproprié et politiquement inadmissible. Je ne suis pas d’accord que l’on fasse porter aux concitoyens la charge de la responsabilité à des mesures de confinement qui sont nécessaires mais de la même manière, je ne serais pas d’accord de faire porter à la charge du gouvernement les positions de contre-conduite, de rébellion, de révolte ou de transgression des normes de confinement qui nous sont imposées, ou alors il faut vraiment être con. Il va de soi aujourd’hui qu’on ne met pas sa santé en danger et celle des autres pour se révolter contre le gouvernement.
Le gouvernement serait-il prêt à assumer toutes ces contradictions que vous pointez du doigt après la crise ?
R.G. : Je ne peux pas le savoir. Mais c’est une crise politique assez grave, pour l’instant il y a une union sacrée et c’est normal puisqu’on veut se sauver, mais je pense qu’à un moment ou un autre, les comptes politiques seront à régler. La parole contradictoire du « toujours, en même temps » est en train d’éclater avec cette épidémie et je trouve que la sortie d’Agnès Buzyn est incroyable à ce niveau-là ! C’est un pensum. Elle est à-même de dire qu’elle en a informé le Premier ministre et le président donc elle vend la mèche mais elle se trahit elle-même car, si elle pensait que c’était grave, pourquoi n’a-t-elle pas anticipé les stocks de masques, de médicaments, de gel hydroalcooliques et de gants au moment où elle était encore ministre de la Santé ? C’est très grave et selon moi c’est quelqu’un d’assez irresponsable pour avoir une attitude pareille. C’est la même chose pour Macron qui a tenu un discours formidable et émouvant jeudi [12 mars] mais après tout ce qui se produit, c’est une parole aux responsabilités limitées. La rhétorique est superbe, mais les pratiques qui suivent sont particulièrement problématiques.
Quelles peuvent-être les conséquences psychologiques du confinement ?
R.G. : Les effets du confinement sont d’ordres différents selon la place sociale que l’on occupe, l’activité que l’on a et l’âge que l’on a. Il n’empêche que pour l’instant ,les effets que l’on connaît, ce sont des effets de déstabilisation quand on ne sait pas trop par exemple s’il faut aller travailler ou non. Psychologiquement, avant même de regarder les effets du confinement, il faut regarder les effets du traumatisme que constitue l’irruption de cette pandémie et des effets de sidération qu’elle procure. Donc là, on est en termes psychopathologiques dans ce que l’on appelle un stress post-traumatique qui se traduit chez l’individu par de la peur, de la panique, de l’irritabilité avec parfois un effondrement et une dépression ou d’autres fois de l’agressivité. Cela provoque aussi bien des mouvements de panique hypocondriaque et phobique par rapport aux microbes et à l’autre qui devient porteur de maladie et de mort… Le tout avec des cauchemars, des troubles du sommeil, des moments d’angoisse ou a contrario des compulsions à faire la fête.
Tout cela à d’ailleurs été décrit au IVe siècle avant J-C. par Thucydide à propos de la peste à Athènes. Quand les gens sentent qu’il y a une menace de mort et l’imminence d’une fin de vie, ils plongent un peu dans le chaos social et je pense que le problème du confinement est à la fois un moment de repli individuel qui permet tout de même de changer son rapport au temps et à l’urgence puisqu’il va de soi que ce n’est plus la productivité et l’argent qui vont compter, mais sauver sa peau et celle des siens. Ce n’est plus le même calendrier ni le même agenda.
Le problème qui se pose ici est quels vont être les effets psychologiques du confinement sur le long terme ? Pour l’instant on n’en sait rien, bien que la littérature internationale nous a montré que les jeunes entre 18 et 30 ans supportent mal d’être enfermés, ce qui est normal. Les enfants, il va falloir les occuper et d’ailleurs je trouve ça complètement stupide qu’on conseille de ne pas les mettre devant les écrans à regarder des dessins animés parce qu’il faut bien leur trouver des moyens d’apaisement aussi. Enfin, il y a les personnes âgées qui sont quand même déjà dans une certaine solitude sociale et qui risquent de désespérer de ne pas voir les enfants, petits-enfants et leurs amis. Là, on est en menace d’agonie sociale.
Selon vous, y aura-t-il un avant et un après coronavirus ?
R.G. : On ne peut pas savoir tant que l’on n’y est pas. Mais on peut se demander, une fois l’orage passé, ce qui va rester comme traces et notamment au niveau de notre vie sociale dont il apparait que l’individualisme forcené et l’idéologie de l’Homme économique et entreprenarial fasse des dégâts terribles puisqu’on s’est bien aperçu que si la globalisation pouvait être marchande, les défenses et protections sanitaires elles, sont nationales et que la seule chose qui est mondiale, c’est la maladie. Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que cette pandémie du Covid-19 a mis à nu la parole politique et la vision entrepreneuriale qui était portée par le gouvernement français et le pouvoir européen des démocraties libérales. Il est évident que dès lors qu’il s’agit de sauver sa peau, celle de ses proches et de ses concitoyens, la question économique passe après dans la tête des gens. Ce qui illustre la contradiction du gouvernement qui dit que la santé n’a pas de prix, après avoir démoli et massacré pendant des années les services publics et en particulier les hôpitaux, à qui on a fait fermer 100 000 lits. Je crois qu’il faudra un certain temps aux Français, comme aux autres peuples européens, pour digérer et métaboliser l’infondé des promesses du pouvoir. On voit bien que les milliards avec lesquels on jongle aujourd’hui pour sauver l’économie et prendre des mesures sanitaires qui s’imposent, sont largement supérieurs à ce qui était demandé au niveau des Gilets jaunes, des grèves ou des réformes. Il va y avoir un effet de cette épidémie qui démarque les priorités et les promesses fallacieuses qui ont pu être faites.
Avoir du lien social à travers les réseaux et le virtuel, est-ce une bonne chose ?
R.G. : De mon point de vue, c’est une excellente chose. Je crois qu’il faut bien voir que les réseaux sociaux et d’une manière générale la numérisation du monde, la digitalisation des relations sociales sont insuffisantes voir pathogènes en temps normal, comme j’ai pu l’écrire, où on se retrouve seul ensemble parce qu’on a une perte du contact sensible, corporel, de regard et de la présence charnelle, ce qui est très problématique et laisse place à des pathologies graves, comme au Japon avec l’Hikikomori. Donc en temps normal, ça a des effets délétères et quelques avantages mais en temps de crise, il est primordial d’avoir une distance physique mais une proximité sociale par le vecteur des réseaux sociaux divers et variés. Bien qu’encore une fois, ça ne peut pas remplacer les relations personnelles, charnelles etc. c’est une évidence puisque la démocratie, c’est le partage du sensible. Mais, en cette période, c’est une bonne solution palliative.
Que faites-vous pour vous occuper pendant le confinement ?
R.G. : D’abord, je reçois mes patients qui le souhaitent par téléphone, je réponds à des interviews, à mes copains. Je prends des nouvelles de ceux qui vivent à l’extérieur et en particulier de mes amis italiens mais j’écris aussi énormément. Il m’arrive aussi de regarder des films à la télévision et les informations, mais je m’aperçois que les infos provoquent la panique, j’ai eu parlé « d’infobésité » et on est en plein dedans. On voit bien comment la télévision nous transmet les informations et de ce point de vue, la transparence est très bien, mais on s’aperçoit que l’on reçoit toutes ces informations qui produisent moins de réassurance ou de conseils que d’angoisse. Là aussi parce qu’on ne nous a pas appris à avoir un dispositif de traitement de l’information, donc on voit bien la carence de l’éducation sociale et civique. C’est-à-dire que l’on reçoit énormément d’informations, mais il y aurait nécessité de les hiérarchiser pour leur donner une cohérence, un sens et leur éviter d’être autant contradictoires que celles que nous subissons de la part du gouvernement, ce qui n’est pas le cas d’experts de la santé et notamment de la part du directeur général de la santé que je trouve très bien.
*Roland Gori est psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à Aix-Marseille-Université et Président de l’Association Appel des Appels.